Témoingnage Wolf Szlama Teper
Je reviens d’un voyage vers vous, toi et tes 877 compagnons, vous qui fûtes emportés le 15 mai 1944 vers un hors-là irreprésentable.
CONVOI73LT
Association Les Familles et Amis des Déportés du Convoi 73
9/9/20246 min lire
Je reviens d’un voyage vers vous, toi et tes 877 compagnons, vous qui fûtes emportés le 15 mai 1944 vers un hors- là irreprésentable. Je reviens d’un voyage vers vous les 878 Français, déportés vers les pays baltes en un convoi, numéroté 73, qualifié d’unique, avec le recul de l’histoire.
Je reviens d’un voyage dont aucun de vous n’est revenu. Même les 22 survivants. Je garderai en mémoire la question qui a taraudé Henri Zajdenwergier jusqu’à son dernier souffle : « Pourquoi suis-je revenu et pas tous les autres ? » Henri est mort, quelques jours après notre retour de ce voyage commémorant pour la première fois, depuis le premier voyage de 1998, la date exacte de votre déportation depuis Drancy et Bobigny.
Je reviens d’un voyage de mémoire institué dès lors que votre sort fut mieux connu. Il aura fallu du temps, pas moins de 50 ans, des hasards et des volontés fortes pour mettre à jour ce que vous avez vécu, ce qui vous a été infligé, pour que se révèlent de précieuses vérités. Il reste des zones d’ombre.
Peut-être ne saurons-nous pas tout, mais sache, cher Wolf, que toi et tes camarades, vous n’êtes pas oubliés. Comme nous nous les sommes dit après que nous avons lu à plusieurs chacun de vos noms à Pravieniškiės, « Tant que des personnes prononcent encore le nom de tous ces hommes, tant que nous continuons de parler d’eux, ils restent vivants. »
La mémoire de chacun de vous voyage, se transmet. Figure-toi que nous étions une quarantaine cette année. Des amis, des descendants directs ou indirects, venus seuls ou en famille. Certains pour la dernière fois, peut-être. D’autres comme moi, pour la première fois.
Sans doute te demandes-tu qui est cette inconnue qui te tutoie et s’adresse à toi. Je reviens d’un voyage de la mémoire, celle que nous vous devons, collectivement, individuellement. Maintenant que je peux inscrire ton nom dans la mémoire de ma famille, j’ajoute que c’est un devoir de famille.
Marchant dans les rues de l’ancien ghetto juif de Vilnius, l’ancienne Jérusalem du Nord, j’ai compris que j’étais venue pour adopter cette part de mon histoire, pour prendre ma place dans la roue de la transmission du souvenir des hommes et des femmes qui ont précédé ma venue au monde, sans lesquels je ne serai pas aujourd’hui devant mon clavier à peser et mesurer chaque mot, chaque signe. C’est que nous avons le devoir de ne pas vous trahir. La barre de la dignité à votre égard est placée haut.
Tu es né à Opoczno, le 2 mars 1899 puis tu as fui ta Pologne natale. Tu es venu t’installer à Paris. Tu y as rencontré Suzanne, fille de Moïse, né en Ukraine, tailleur comme toi, et de Rachel, née en Pologne. Ils sont devenus français quelques années après que Moïse s’est engagé volontaire comme étranger dans l’armée française durant la première guerre mondiale de ce xxe siècle si tourmenté. Vous avez eu une fille, Anna, en 1932. Vous avez vécu tous les trois, au 318, rue Saint-Martin, dans le 11e à Paris, quelques années de vie à trois, mêlant travail à domicile et de vie de famille tranquille, jusqu’à ces heures où tout est devenu beaucoup plus sombre. Tu étais politiquement engagé, un résistant – Anna se souvient dans son témoignage (Nous sommes 900 Français, tome IV) des tracts cachés sous son lit.
En juillet 1942, alors que toi et Suzanne aviez envoyé Anna prévenir ta famille à Valenciennes de l’arrestation systématique des juifs en France, deux policiers sont venus et t’ont dit : « Votre femme est juive française, partez immédiatement, on ne vous a pas trouvé... » Tu as trouvé des refuges dans le Sud-Ouest de la France où tu as repris tes actions de résistance. Ton dernier domicile connu est la Villa-Mon-Rêve à Brive. Tu as été arrêté, immatriculé no 19475, transféré à Drancy le 8 avril 1944 puis à la gare de Bobigny.
Ensuite, comme l’atteste la déclaration officielle que Suzanne a reçue, tu as « disparu en déportation ». L’administration sait user d’euphémismes cruels. À plusieurs reprises, tandis que nous visitions Vilnius, Kaunas, et tous les lieux de terreur où toi et tes compagnons êtes passés, j’ai tenté d’imaginer quelles pouvaient être tes pensées, tes inquiétudes, tes ressentis. En plus de la torture de la faim et de la soif, des coups, de la brutalité des mots dans une langue inconnue, je me demandais si tu avais eu la force de t’inquiéter pour Suzanne et Anna, pour ta famille ou si ton cerveau était comme vidé, branché en mode survie, ou si ta vie avait été assassinée dès les premiers jours de ce convoyage infernal. Oh, je sais bien que je ne pouvais qu’effleurer cette réalité que tu as traversée...
La vie a poussé, bleue, jaune et verte. Les pierres crient en silence. Vos fantômes emplissent ces espaces : traces de pas dans le sable scellées sous une plaque de verre, lamelles métalliques pleurant votre absence-présence au gré du vent. Des chiffres terribles griffent les murs témoins. La rouille évoque le sang versé, le lourd des portes et des grilles. Le mirador habite encore Patarei. Les vestiges de l’aérodrome vibrent encore sous la végétation.
Les inscriptions dans la pierre-chair du Fort IX de Kaunas sur le mur de la cellule devenue musée clament votre passage. Les plaques de marbre du souvenir brillent sous le soleil de ce mois de mai chantant en compagnie des oiseaux. Des cailloux blancs viennent fleurir les stèles. Quelques paroles évocatrices se disent et s’évaporent vers vos âmes. Vos noms résonnent dans la forêt. Le Kaddish se récite. Votre histoire commune s’affiche à l’école juive de Tallinn. Émotions, recueillement, partages.
Silences. Des mots. Des nuages de pensées, de souvenirs. J’ai beaucoup pensé à Suzanne aussi, restée à Paris, dans le dénuement total et sans doute dans un désarroi immense. Et à Anna, qui ne t’a vu ni partir ni revenir. Ta carte pour ses 10 ans en août 1944 est l’ultime signe vivant de toi, son père vaillant et courageux. Elles ont eu à survivre durant ces années de silence noir. Est-ce un geste de sur-vie, de la vie en plus malgré tout ce sombre ? Il se trouve que Suzanne a mis une deuxième fille au monde en juillet 1947 à l’hôpital Rotschild. Elle l’a appelée Josée et lui a donné son nom de jeune fille. Elle l’a laissée, espérant sans doute pour elle un sort meilleur que le sien, chassée par son père à 41 ans, et celui d’Anna, recueillie par Moïse à son appartement atelier. Triste sort. Suzanne est morte 10 ans plus tard. La petite Josée, elle, a été adoptée par Clémence et Maxime. Ainsi, à l’âge de 2 ou 3 ans, elle s’est désormais appelée Hélène. Hélène est ma mère.
Anna a grandi comme elle a pu. Elle a rencontré Jean-Paul au Lutétia, une des rares fois où, encouragée par son grand-père, elle était allée danser. Et la vie lui a souri. Deux « pitites miracles » sont venus les combler, deux fils, mes cousins Stéphane et Hervé. Figure-toi que les deux filles de Suzanne, sans se connaître, ont mis au monde un enfant à trois semaines d’écart. La sur-vie, le plus de vie a agi : Tom et Félix sont venus agrandir le bonheur d’Anna de voir pousser des enfants. Je n’aurai pas pu rencontrer Anna. Je sais qu’elle était très appréciée pour sa gentillesse et son humour irrésistible notamment.
Je reviens de ce voyage dans le temps : nous avons retrouvé et démêlé tous ces fils ténus qui relient nos histoires de vie. Anna et Jean-Paul cherchaient de leur côté, nous du nôtre. Je passe les hypothèses, les étapes de recherche. Nos intuitions se sont confirmées. Et la chance nous a souri une deuxième fois. Quelques lettres adressées à Jean-Paul et son cœur n’a fait qu’un tour. Nous nous sommes rencontrés et nous nous sommes adoptés. Nous inventons ensemble la « génialogie ».
Je reviens d’un voyage de mémoire. Voyage de la mémoire à venir. De la mémoire à tenir. Sillages blancs dans le noir. Je parle de toi, Wolf. Nous parlons de toi et des tiens. Nous disons ton nom. 80 ans après, il reste à forger encore l’idéal démocratique dont tu rêvais. Tout n’est pas idéal dans notre monde. Les flammèches de haine se rallument très vite. Nous nous engageons, à notre modeste échelle, à diffuser un « faire autrement. » Dans le jardin de la résidence privée de l’ambassadrice de France à Vilnius, gardé par un patibulaire armé, nous avons parlé d’éducation démocratique, de la diffusion de principes prônant l’autodétermination, l’équité, l’absence de domination, l’autogestion. Cette alternative te plairait-elle, Wolf ?
Rédigeant cette lettre à ton adresse, je me rends compte à quel point cette scène incongrue en apparence prend force et sens. Considérer l’autre tel qu’il est, avec ses multiples facettes, avec le nouveau qu’il porte en lui, l’accueillir, l’adopter maintient le feu de notre espoir. 80 ans après, cher Wolf Szlama Teper, nous te sommes reconnaissants.
Nous dirons ton nom.
Solange Noyé
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